• INTERVIEW DE SOEUR ELVIRA, LA FONDATRICE DE LA COMMUNAUTE DU CENACLE

    SŒUR ELVIRA : "IL FAUT APPRENDRE LE TEMPS DE DIEU" (interview accordée à Emmanuel Pellat et parue dans le magazine "Famille chrétienne" du 7 février 2004).
        
    Rencontre avec sœur Elvira, la fondatrice du Cénacle. Une femme impressionnante, au regard saisissant, qui parcourt aujourd'hui le monde pour visiter "ses enfants".
        
    EMMANUEL PELLAT : Sœur Elvira, pourquoi avez-vous créé la communauté du Cénacle ?
        
    SŒUR ELVIRA : Tout cela ne m'appartient pas, ce fut comme un tourment qui est né en moi. Mon âme souffrait devant tous ces jeunes perdus, abandonnés… Je sentais qu'on pouvait leur donner quelque chose, mais j'étais alors sœur de la Charité de Besançon, en Italie, et j'y étais très bien ! J'étais une religieuse amoureuse… amoureuse de la vie, de la nature, du travail, de la charité. Rien ne me pesait, j'étais vraiment très bien dans ma congrégation. Et puis il est arrivé cet appel dans mon cœur, et j'ai été troublée. J'ai commencé à me poser des questions, à souffrir, à avoir des insomnies. C'était comme une invitation du Seigneur, sans signe particulier, mais néanmoins un appel insistant. Dans chaque chose que je faisais, je ressentais le devoir de penser aux jeunes. J'en ai alors informé mon supérieur, je lui ai expliqué ce que je ressentais, cet appel très fort.
        
    EMMANUEL PELLAT : Parlons de vous, sœur Elvira. Qui êtes-vous ?
        
    SOEUR ELVIRA : Je suis née en 1937, à Sora, dans le Lazio, la région de Rome. Mais, en 1940, quand la guerre a commencé, nous sommes partis dans le Piémont, à Alexandria. Et une fois la guerre finie, nous y sommes restés. J'ai vécu une enfance d'après-guerre. Il y avait beaucoup de pauvreté, nous avions faim… C'était difficile. Ma mère m'a beaucoup donné, elle a un peu remplacé mon père. Car mon père était faible. On m'a dit d'ailleurs que je ressemblais à mon père. Il était faible, parce que lui aussi, comme un drogué, avait une dépendance : il buvait. Il était souvent saoul, parfois pendant toute une semaine. Alors, ma mère a été là pour deux. Quand mon père était dans cet état, c'est moi qui le servais. Un jour, comme ça, il m'a envoyé chercher des cigarettes en pleine nuit… je me souviens, j'avais 5 ans. Il faisait nuit noire, il y avait de grands arbres, avec des ombres impressionnantes, comme d'immenses bras, j'avais l'impression qu'ils allaient m'attraper. Je courais, je chantais, il a fallu que je surmonte ma peur. Maintenant, quand je relis cette histoire, je vois clairement la présence de l'Esprit Saint dans mon père. Avec lui, j'ai appris le service, la charité, l'humilité. Je comprends maintenant que le Seigneur me préparait…
        
    EMMANUEL PELLAT : Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec le Seigneur ?
        
    SŒUR ELVIRA : Je l'ai rencontré à 12 ans. Je vais vous faire une confidence que je n'ai pas souvent faite. Nous étions très pauvres et je n'avais pas toujours de chaussures. J'étais pieds nus et je voyais les sœurs passer avec des petites filles, toutes bien habillées, pour aller à la messe. Je les regardais et je leur demandais d'aller avec elles. Mais les religieuses me répondaient : "Tu es sans chaussures, ce n'est pas possible d'aller à la messe comme ça. Tu dois rentrer chez toi". Alors, un jour, je suis allée à la messe toute seule. Ce fut vraiment un moment fascinant. Je vois encore l'église dans laquelle je suis entrée, avec sur la gauche une ­­­petite grotte de Lourdes. Je me suis approchée, il y avait trois petits bancs. Je me suis mise à genoux, face à la Vierge et je l'ai regardée dans les yeux. Alors, j'ai compris ! Elle m'a communiqué l'appel à la vie consacrée. [Un temps de silence] Et puis, il y avait cette petite lumière allumée, qui veut dire qu'il y a là Jésus Eucharistie dans le tabernacle. L'église était vide. J'ai marché pieds nus vers l'autel. Je sentais quelque chose à l'intérieur de moi, le Seigneur m'avait touchée. Mais c'est impossible à expliquer…
        
    EMMANUEL PELLAT : Entre l'intuition et la réalisation du Cénacle, il s'est passé des années. Des années que vous dites difficiles, mais aussi fructueuses…
        
    SŒUR ELVIRA : Je suis gênée à chaque fois que j'en parle, parce que je ne voudrais pas dire du mal de ma congrégation. Pourtant, c'est vrai qu'il a fallu que j'attende sept ans. Sept années pendant lesquelles j'ai répété cet appel à mes supérieurs. Mais je n'ai jamais pensé à sortir de la communauté, je voulais rester dans l'obéissance. Par ailleurs, la quarantaine venant, plus les années passaient et plus je me disais que j'allais devenir trop vieille pour une telle aventure. Quand est arrivé le moment de m'y lancer, j'avais 47 ans. Le Seigneur me montrait que pour Lui rien n'est impossible. A l'époque, je pensais ouvrir une maison avec une cinquantaine de drogués et dans laquelle il y aurait des allées et venues. Et puis, nous avons ouvert une deuxième, puis une troisième maison, puis la vingtième, la trentième… et maintenant nous avons 45 maisons.
        
    EMMANUEL PELLAT : Cette période d'attente, de souffrance, vous a donc préparée à vivre auprès de ces jeunes ?
        
    SŒUR ELVIRA : Oui, c'est surtout ça. Pendant cette période, j'ai continué à faire mon devoir, à faire tout ce que mes supérieurs me demandaient, mais avec une maturité humaine et religieuse différente. C'est tout le travail de la Grâce à travers la souffrance, à travers la Croix. Cela fait mûrir une qualité d'amour qui résiste au temps, à la douleur, à la maladie. Aujourd'hui, c'est aussi un témoignage pour tous ces jeunes, souvent pressés, auxquels il faut apprendre le temps de Dieu; car Il agit toujours au bon moment.
        
    EMMANUEL PELLAT : Pourquoi avoir choisi le nom de communauté du Cénacle ?
        
    SŒUR ELVIRA : Parce que la présence de la Vierge est centrale dans la communauté. Ensuite, parce que les garçons de la communauté sont comme moi, comme les Apôtres, pleins de timidité, de peurs, enfermés sur eux-mêmes. En arrivant, ils n'osent pas montrer leurs mains, leurs bras, qui n'ont servi qu'à se droguer. Alors que maintenant, ils les utilisent pour le travail, pour embrasser, pour prier. Au Cénacle, c'était la même chose : les Apôtres étaient remplis de peur, et puis ils sont sortis pleins de force, de courage, prêts à mourir pour témoigner de la Résurrection.
        
    EMMANUEL PELLAT : Au départ, le Cénacle n'accueillait que des jeunes toxicomanes. Aujourd'hui, il accueille tout âge et tout type de détresse. Pourquoi ?
        
    SŒUR ELVIRA : Parce que j'ai compris que tant qu'on ne dépend pas que de Dieu et de son amour, on est comme un drogué. Nous sommes tous intoxiqués par nos ambitions, nos désirs de puissance, de gloire, par notre tristesse, par l'alcool, que sais-je encore… Et lorsque nous sommes dépendants de nos états d'âme, nous ne sommes pas libres, vrais, attentifs. Parce qu'il nous manque l'Amour.
        
    EMMANUEL PELLAT : Pour sortir de cet état, vous préconisez la méthode forte. Vous conseillez ainsi aux parents d'un enfant drogué de le mettre dehors. Le seul moyen, selon vous, de le sauver ?
        
    SŒUR ELVIRA : Il ne s'agit pas de le mettre à la porte pour être tranquille, mais pour lui apprendre à aimer. Car l'amour se développe dans la souffrance. Eduquer un enfant, ce n'est pas toujours lui dire "oui". Un enfant a besoin, dès son plus jeune âge, qu'on lui dise "non", qu'on lui dise la vérité, la vérité de l'histoire humaine, celle de la Croix.
        
    EMMANUEL PELLAT : Est-ce aussi dans ce même souci de vérité qu'au Cénacle il est demandé à chaque nouveau d'arrêter, non seulement toute consommation de drogue, mais aussi tout médicament, tout traitement ?
        
    SŒUR ELVIRA : Tout ce que nous proposons à la Communauté, nous le justifions. Nous ne disons jamais : "Tu fais ça, parce que !" Nous expliquons tout. Quand un jeune arrive, il ne peut pas fumer, ni téléphoner, lire des journaux, ou regarder la télévision. Nous lui disons : "Ici, il n'y a rien de tout ça. Tu vas changer. Tu as connu les cigarettes, le sexe, la télé… tu as tout eu, tout ce qu'il est possible d'avoir, et pour finir, tu t'es drogué. Nous, nous croyons que tu es capable d'autre chose. Alors nous te proposons de tout arrêter, pour renaître ! Tu vas commencer à penser vraiment, à vouloir vraiment, tu vas commencer à dormir, à manger normalement…"
        
    EMMANUEL PELLAT : La règle d'or de la communauté est : "Prière, travail et amitié", un régime bien difficile pour des jeunes qui, pour la plupart, ne sont pas croyants en arrivant…
        
    SŒUR ELVIRA : Qu'elle soit croyante ou non, ce qui nous intéresse, c'est la personne humaine qui souffre, qui se détruit. Peu importe la religion. Et puis, ce que nous suivons, ce n'est pas une religion ! C'est Jésus de Nazareth, mort et ressuscité par amour ! Les garçons qui arrivent ne le savent pas, mais moi je le sais. Alors je leur dis : "Tu vas te mettre à genoux, tu vas prendre la Croix entre tes mains, et tu vas répéter ce que je te dis. Ne t'inquiète pas pour la Foi, je l'ai pour toi. Répète après moi : "Jésus est ressuscité. Jésus est mon unique Sauveur". Et puis, il va se mettre devant l'Eucharistie, et là, il va rencontrer Jésus, parce que Dieu est un Dieu réel, présent, vivant. Alors il est vraiment sauvé.
        
    EMMANUEL PELLAT : Que dîtes-vous à tous ces jeunes pour les décider à faire le pas, pour les convaincre de s'en sortir ?
        
    SŒUR ELVIRA : La première chose, c'est de les regarder dans les yeux et de les embrasser [elle se lève et joint le geste à la parole avec le responsable de la maison de Lourdes, très ému, lui-même ancien drogué]. Je lui dis : "Tu es important, beaucoup plus que tu ne le penses. A l'intérieur de toi, il y a une richesse énorme. C'est le Seigneur qui l'a mise là pour toi. Mais Il t'a fait libre. Alors, c'est à toi de faire le choix. Si tu dis "oui", tout changera. Si tu dis "non", tu vas rester dans le puits, tout seul. La communauté est une corde pour t'aider à remonter. Sache que tu vas peiner, que tu vas souffrir. Mais tu trouveras ici beaucoup de personnes pour t'aimer. Tu dois vouloir t'en sortir". La plus belle chose qui se passe alors, c'est quand ils me demandent : "Combien ça coûte ?" [rires]. Je leur dis : "Nous ne voulons pas de sous, ni de toi ni de ton père, ni de ta mère, ni de l'Etat, parce que tu as ta dignité. Je ne veux pas que tu dépendes de quelqu'un. Le prix ? C'est ta vie !"