• LE PAQUET DE 6 MOUCHOIRS A 4 EUROS 50

    Dans la ville où j'habite, le samedi matin est traditionnellement le jour du marché. Dès 6 heures, les premiers commerçants venus de toute la région (notamment des montagnes alentours) rejoignent leurs emplacements attitrés et commencent à installer leurs étalages d'un bout à l'autre de la rue principale.
    On trouve absolument de tout, sur ce marché : de la nourriture, des vêtements, de l'électroménager, des ustensiles de cuisine, des jeux, des cassettes et des disques vidéos, des meubles… les articles le plus modernes côtoyant les vins et les fromages de pays les plus anciens.
    Très vite, le centre ville et la grande place de la mairie deviennent noirs de monde.
        
    Un samedi matin, comme à son habitude, ma mère se rend donc au marché pour y faire ses courses, et elle en revient avec un panier plein à craquer.
    En la voyant sortir de la voiture, je me précipite vers elle pour voir ce qu'elle a ramené, et, tandis qu'elle vérifie un à un chaque article qu'elle a acheté en s'aidant de la liste qu'elle a écrite la veille, elle s'écrie : -"Mince !"
    -"Que se passe-t-il ? Tu as oublié quelque chose ?"
    -"Oui, je suis en train de m'apercevoir que j'ai oublié de prendre un petit paquet de 6 mouchoirs à 4 euros 50 que j'ai vu chez un marchand en arrivant dans la grande rue. Oh, mince. C'est trop bête. Je pensais m'y arrêter après avoir terminé mes commissions… et puis je ne m'en suis plus rappelé".
    -"Ce n'est rien. Tu y retourneras samedi prochain !"
    -"Samedi prochain, il risque de ne plus y en avoir. Oh, comme c'est dommage ! Il me plaisait tellement, ces mouchoirs ! C'était des mouchoirs en tissus pour femme".
    -"Ah…"
    -"Mais dis moi, tu n'irais pas en ville pour m'en acheter un paquet, ce matin ? C'est juste en haut de la grande rue, chez un petit commerçant qui a une camionnette."
        
    Sur le moment, la question de ma mère m'a énervé. En effet, je n'avais aucune envie d'aller en ville ce jour-là.
    De plus, ayant comme tout un chacun ma "petite fierté", je m'imaginais très mal en train de demander à un marchand, dans une rue archi-comble : "Dites, monsieur, vous ne pourriez pas me faire passer un paquet de 6 mouchoirs à 4 euros 50 pour femme ? C'est pour ma mère."
    Pour peu que l'une de mes connaissances passe par là à ce moment précis (car je réside dans une petite ville où pratiquement tout le monde se connaît), et s'en était fini de ma réputation de grand jeune homme indépendant sachant s'assumer depuis longtemps !
    -"Non, lui repondis-je. Tu n'avais qu'à y penser ! Après tout, ce n'est pas si grave. Tu y retourneras la semaine prochaine. Désolé !"
        
    Et puis, comme toujours dans ces moments-là (la tristesse de ma mère et l'affection que je lui porte agissant peu à peu au fond de moi…), je fini pas céder.
    Je mets donc le billet de 5 euros dans ma poche et je me rends finalement en ville, tout en priant pour qu'il n'y ait personne que je connaisse quand je m'adresserai au marchand.
        
    Au bout de quelques minutes, je découvre l'emplacement en question. Il s'agit effectivement d'une petite camionnette stationnée sur un bord de la chaussée et ouverte sur les deux côtés.
    Là (ô miracle) je constate que le "côté trottoir" est momentanément désert.
    En effet, tous les gens sont regroupés du "côté rue", attirés par un habile vendeur de couteaux qui est installé juste en face de la camionnette.
    Profitant de cette "diversion" inespérée, je m'empresse d'interpeller discrètement le marchand :
    -"Dites, monsieur, je recherche des paquets de 6 mouchoirs à 4 euros 50 pour femmes… Il paraît que vous en avez… euh… c'est pour ma mère."
    De l'intérieur de la camionnette, l'homme – qui est déjà d'un certain âge – me montre du doigt un petit recoin de son étalage (si petit que je ne l'aurais jamais découvert moi-même s'il ne me l'avait pas indiqué) dans lequel se trouvent les fameux paquets.
    Sans m'attarder, j'en prends un et je le lui tends.
    Il le met dans un sac en plastique, prend mon billet, me rend la monnaie, me remercie et me dit au revoir; après quoi je retourne directement vers mon véhicule.
        
    Chemin faisant, une chose totalement inattendue se produit.
    Figurez-vous qu'à un moment donné, une très forte émotion m'envahit. Oui, une émotion extrêmement profonde s'empare de tout mon être… à tel point que des larmes me montent subitement aux yeux.
    "Mais que s'est-il donc passé, à ce moment-là ?" allez-vous me demander. "Pourquoi ces larmes ? Pourquoi ce saisissement soudain ?" Et bien je vais vous l'expliquer… 
        
    Tout en marchant, j'ai eu soudainement le sentiment très net d'entendre la voix de ma conscience me dire la chose suivante (et cela m'a complètement bouleversé) :
    "Les guerres, tu vois, il y a beaucoup d'yeux pour les voir. Dès qu'un conflit éclate dans un pays, en effet, les gens se ruent vers leurs postes de télévision pour regarder les cadavres qui jonchent le sol. Les crimes et le sang, il y a aussi beaucoup d'yeux pour les voir. Dès que les journaux relatent une affaire sordide, les gens s'empressent de les acheter pour découvrir les photos. Les catastrophes, c'est pareil. Il y a beaucoup d'yeux pour les voir. Dès qu'un raz de marée ou un cyclone fait des ravages quelque part sur la planète, tout le monde veut être le premier à constater l'ampleur des dégâts. Le mal, d'une manière général, il y a toujours beaucoup d'yeux pour le voir. Dès qu'un film violent ou immoral sort sur les écrans, les spectateurs se ruent dans les salles de cinéma pour le regarder.
    Mais ce petit paquet de 6 mouchoirs à 4 euros 50, perdu au fond d'un modeste étalage, un samedi matin, dans une petite ville de France totalement inconnue… il n'y avait pas beaucoup d'yeux pour le voir. Non, il n'y avait pas beaucoup d'yeux pour le repérer parmi des articles aussi divers.Il fallait, pour cela, un regard de femme. Un regard délicat. Un regard habitué à chercher non pas la laideur du monde mais les choses simples que tout le monde oublie. Il fallait le regard d'une mère. Et cette mère, c'est la tienne. Alors, dorénavant, quand elle te demandera quelque chose, ne te met pas en colère. Au contraire, soit toujours prompt à lui rendre service. Tu as auprès de toi – et tu ne t'en rends malheureusement pas compte – quelqu'un de TRES précieux. Sais-tu ce qu'il y a de plus urgent, sur la terre actuellement ? C'est que les hommes portent les uns sur les autres – de même que sur le monde qui les entoure - un regard de mère. Rends donc grâce à Dieu de t'avoir donné une mère comme la tienne. Et remercie-le aussi de la garder auprès de toi pour qu'elle te réapprenne sans cesse – par son exemple discret mais ô combien riche en enseignement - où est l'essentiel".